Chapitre 4

Les esclaves révoltés s’introduisirent dans les appartements de Marikani et d’Harrakin, la nuit, au moment où les lunes entraient en conjonction avec l’étoile du nord. Leur complice aux cuisines avait mis une puissante potion soporifique dans le repas des gardes et ceux-ci, malgré leurs yeux ouverts, ne les virent pas réellement venir. Leur sang coula sur le marbre comme une nouvelle veine de pierre. Leur capitaine n’était pas venu en faction. Menra, une esclave aux formes souples dont les longs cheveux blonds ne suffisaient pas à rebuter les hommes libres, s’était arrangée pour passer la nuit avec lui. Elle lui avait tranché la gorge dès qu’il s’était endormi.

Elle serait torturée à mort le lendemain matin, mais le jeu en valait la chandelle.

… Le jour viendrait.

Le jour devait venir, les hommes et les femmes du Peuple turquoise se répétaient parfois les lignes de l’ancienne prophétie comme une prière. Une très ancienne prophétie, venue de la nuit des temps, venue de la nuit des glaces peut-être, de ce pays froid et bleu devenu mythique et d’où on disait que le Peuple turquoise était arrivé, des milliers d’années auparavant, pour tomber en captivité dans ce pays brûlant et cruel.

Mais les dieux l’avaient dit : le jour viendrait de leur libération. Il y aurait un signe, et en voyant ce signe, les enchaînés se réveilleraient et arracheraient leur liberté, dans le sang et la douleur.

Ils étaient beaucoup à vouloir donner ce signe.

L’esclave qui menait ses trois compagnons en direction des appartements royaux étaient l’un d’eux. Il n’était qu’un captif comme les autres, né d’un père inconnu, d’une mère qui lui avait été arrachée quand il avait quatre ans… peut-être avait-elle était vendue, peut-être avait-elle était tuée, il n’en avait jamais rien su. Un jour elle avait simplement disparu de la mine. Lui, il y avait grandi, il y avait travaillé, il avait teinté chaque centimètre de pierre d’une infinie souffrance…

Et un jour, cette souffrance s’était arrêtée. C’était matin très tôt, avant que le soleil ne se soit levé, alors que la Rune de la Captivité brillait encore dans le ciel. Il avait été affecté aux chargements et poussait dehors sa première cargaison de la journée. Il avait regardé les étoiles et tout s’était cristallisé en lui. La haine, la douleur, l’énergie qui résidait encore, malgré l’existence qui avait tout fait pour l’abattre, dans son jeune corps. Il avait su que le temps était venu et qu’il fallait agir.

Ses frères attendaient le signe.

Il avait eu de nombreuses idées, qui n’étaient hélas que peu réalisables. Mais il avait une sœur  – du moins, la rumeur disait qu’elle était sa sœur, la seule chose qu’ils pouvaient savoir était qu’ils avaient été enfants en même temps à la mine  – une « sœur », donc, qui, grâce à sa beauté et ses cheveux plus foncés que la moyenne, avait été envoyée au palais pour y servir. Grâce à elle, et à un de leurs complices qui travaillait au ravitaillement de la mine, et auquel ses maîtres faisaient confiance, ils avaient préparé l’expédition.

Ils allaient tuer le roi et la reine d’Harabec… les tuer de manière ignominieuse et lente, mettre le feu au palais, jeter les cadavres dans la cour devant les nobles assemblés, et hurler, hurler que c’était là le premier pas de la révolte, hurler que c’était là le signe et que dans tous les Royaumes, les esclaves devaient s’unir et se battre, arracher leurs chaînes, dans une mer de flammes qui engouffrerait le continent…

La porte de la chambre s’ouvrit et les quatre hommes avancèrent sur le parquet en marqueterie. Le bois était vernis et souple sous leurs pieds, légèrement parfumé. La pièce était baignée dans la douce lueur des bougies reposant sur des chandeliers de bois ornés d’incrustation d’or, et aux murs se trouvait le sceau de la maison royale d’Harabec, l’initiale du premier roi mêlé au A ornementé du dieu Arrethas, l’ancêtre de la lignée.

L’esclave jeta un coup d’œil au sceau du dieu. Cette nuit, Arrethas ne protégerait pas ses descendants. Pas contre des épées tranchantes et la fureur qui lui serrait la gorge.

Un rideau d’un rouge profond protégeait l’alcôve où se trouvait le lit. D’un geste, l’esclave donna ordre à ses compagnons de se déployer, se plaçant lui-même sur la gauche. Des respirations lentes et régulières s’élevaient derrière le lourd tissu.

Il leva la main, tira le rideau…

… et tout s’enchaîna.

Les événements allèrent très vite, comme si après tant de préparatifs, le destin accélérait l’histoire vers une conclusion hâtive. L’esclave vit une jeune femme ouvrir les yeux ; elle était à moitié nue, assez belle, ses longs cheveux bruns dénoués tombant sur sa poitrine et son dos. En voyant le premier homme approcher, elle laissa échapper un cri de stupeur, attrapa un vase qui se trouvait au pied du lit et frappa, se défendant de son mieux. Mais l’esclave, endurci pendant des années aux pires travaux de la mine, n’allait pas se laisser impressionner par une femme habituée au luxe et à la paresse. D’un coup sec du poing, il la frappa au visage, lui éclatant la lèvre et la faisant voler sur le lit. Le banc qui se trouvait à son chevet tomba avec fracas, un chandelier roula sur les rideaux, qui commencèrent à prendre feu. L’esclave sourit alors que les flammes léchaient le tissu et il vit, grandissant dans son cœur comme sur les broderies, les flammes monter, monter, comme une vague de feu grandissante, enflammant Harabec et se répandant sur les royaumes, engouffrant le monde dans une vague de sang et de lumière pour signer enfin la liberté des siens…

C’est alors que le roi d’Harabec se réveilla.

Il bondit de sa couche avec une grâce mortelle, une grâce cruelle et glacée née d’années de cours de danse, d’escrime, d’équitation, affinée lors d’innombrables duels et d’interminables campagnes. Soudain, il eut une lame à la main, fine et noire, et, avant que l’esclave révolté ne puisse réagir, son compagnon s’écroula, une imperceptible ligne rouge sur la gorge. Il se débattit à terre, s’étouffant avec le sang qui coulait dans ses poumons, tandis que le roi attrapait un poignard ornementé accroché au-dessus du lit. Alors, une arme dans chaque main, il bondit tel un fauve au-dessus de la couche…

L’esclave, désespéré, leva son couteau pour l’enfoncer dans le cœur de la jeune reine, pour en tuer au moins un, pour accomplir au moins la moitié de sa promesse, mais la femme le repoussa avec rage et avant qu’il n’ait pu reprendre son équilibre le poignard du roi d’Harabec s’enfonça dans son épaule, l’autre frappa, droit au cœur, et l’esclave révolté tomba, perdant en même temps la vue, l’espoir et la vie. Il ne vit pas son deuxième compagnon, le dernier survivant, tenter de s’enfuir avant que le roi ne le poignarde dans le dos, il ne le vit pas arracher les rideaux et éteindre les premières flammes du talon avant qu’elles ne puissent gagner le reste de la chambre.

Le feu qui dévorait le tissu s’éteignit, et la pièce retomba dans le noir.

Marikani attrapa avec hâte sa robe d’intérieur en soie rouge et s’enveloppa dedans avant de regarder les cadavres, le sang, le rideau brûlé. Les bougies s’étaient éteintes en tombant, laissant une larme de cire sur le parquet. Elle les redressa, puis les ralluma, tandis qu’Harrakin, encore nu, jetait négligemment l’épée et le poignard sur le lit. Il s’étira comme un chat.

— Eh bien, voilà ce qu’on appelle un réveil agité, dit-il avec le sourire carnassier qui le rendait irrésistible auprès des femmes. J’aime l’exercice au réveil, mais en tout l’exagération est une erreur…

— Il faut sonner la garde, dit Marikani en se dirigeant à grands pas vers le couloir. Il y a sans doute des insurgés partout. Pourvu que Banh soit indemne…

— S’il s’agissait d’un nouveau coup d’État, ils auraient envoyé plus d’hommes, ma belle, dit Harrakin en la regardant traverser la chambre. Trois adversaires contre moi… Ils n’avaient aucune chance ! (Il repoussa du pied un des corps, encore agité de soubresauts.) Non, ces types ne viennent pas de l’Émirat. Ce ne sont que des esclaves révoltés…

Arrivée près de la porte, Marikani se figea. Elle se retourna et son regard se posa de nouveau sur les cadavres, sur son mari souriant, la peau encore légèrement éclaboussée de sang.

Puis elle sortit.

Une heure plus tard, le palais était sur le pied de guerre. Chaque recoin du bâtiment était fouillé, les soldats réveillés, les complices des révoltés arrêtés. On n’en trouva que deux, le charretier qui les avait introduits dans la place, et qui s’était jeté par la fenêtre du troisième étage en voyant sa capture proche, et une certaine Menra, apprentie cuisinière. C’est dans sa chambre qu’ils retrouvèrent le cadavre du capitaine.

Des sanctions devaient être prises, et elles furent exemplaires. Tous les gardes survivants attachés à l’aile royale du château furent mutés dans le sud et rétrogradés pour incompétence. Le capitaine étant mort, il n’était plus besoin de le déshonorer. Deux heures plus tard, un conseil restreint était tenu dans le Salon d’Automne.

— Il faudra au moins tripler la garde, et cela pendant des années, expliquait Banh. Il importe peu que les coupables soient morts. Que trois hommes aient pu s’introduire dans la chambre royale avec autant de facilité va donner des idées à tous les fous du royaume… et à nos ennemis.

— Sans doute, mais l’important est de mater les insoumis, et de manière exemplaire, déclara eheri Loniros Maloua, le fils du chef de la guilde des marchands, qui s’occupait des mines. Comme vous dites, cela va donner des idées aux autres… mais aux autres esclaves d’abord ! Les mineurs doivent subir un châtiment terrible, pour leur couper à jamais l’envie de lever les yeux…

— Je ne comprends toujours pas, dit Harrakin en étouffant un bâillement. Qu’est-ce qui les a poussés à faire ça ? Il y a eu des problèmes de nourriture à la mine ? Des maladies ? Des sacrifices ?

Les prêtres venaient parfois faire moisson d’enfants dans les mines, ou sur les chantiers d’esclaves, pour des sacrifices humains de groupe prévus lors des occasions de fête, comme les solstices ou les grandes célébrations religieuses. Parfois, les parents réagissaient mal, et les prêtres devaient éliminer les fortes têtes avant que la situation ne s’envenime.

Mais à tout prendre, les rébellions étaient rares. Le poids de milliers d’années de servitude suffisait à maintenir l’ordre.

Loniros haussa les épaules.

— Non, rien. Ils sont nourris normalement, et cela fait des années que nous n’avons pas eu de difficultés.

— Alors pourquoi ?

— Peut-être parce qu’ils ne veulent plus être esclaves, dit Marikani d’une voix douce, et après les événements de Salmyre, des mois plus tard, les participants à la réunion devaient se souvenir encore longtemps de cette étrange réflexion.

Harrakin la regarda, une lueur d’incompréhension dans ses yeux noirs.

— Ne plus être esclaves ? (Marikani le regarda sans rien dire, attendant sa réaction. Le jeune roi réfléchit un moment avant de continuer.) Ça n’a pas de sens. Même s’ils brûlaient le palais, même s’ils tuaient tous les habitants d’Harabec un par un… Ils ne seraient toujours pas libres. Le reste du monde se retournerait contre eux. Les autres pays ne supporteraient pas l’existence d’un pays régi par le Peuple turquoise. Toutes les armées des Royaumes seraient envoyées pour les éliminer.

Marikani détourna son regard vers la table d’acajou et parut réfléchir un moment.

— C’est vrai, dit-elle enfin. Ce serait sans espoir.

Le Haut Prêtre d’Harabec, que Marikani avait d’abord hésité à réveiller à cause de son rang, se tenait un peu en arrière, les bras croisés. En entendant les paroles d’Harrakin, il se pencha avec une expression de reproche.

— Ayashi Harrakin, vous oubliez la principale raison. Les esclaves ne peuvent obtenir la liberté car leur servitude est éternelle. Elle est inscrite dans leur âme par la condamnation des dieux, et nulle révolte ne pourrait l’effacer.

— Ah, oui, les dieux… Pardonnez-moi, Béni d’Arrethas, dit Harrakin avec une légèreté presque blasphématoire, et Marikani dissimula un sourire.

Comme tous les habitants des Royaumes, Harrakin croyait aux dieux, et en la supériorité d’Arrethas, son ancêtre, mais le moins qu’on puisse dire était qu’il n’était guère obsédé par les règles religieuses. Les interprétations des prêtres et les lectures des augures ne l’intéressaient que quand il pouvait s’en servir pour faire valoir sa volonté, et il ignorait superbement tout édit ou présage qui n’allait pas dans son sens, au point que le Haut Prêtre devait parfois discrètement le rappeler à l’ordre… même si Harabec était un pays où, comme le climat, la religion était douce, il n’en était pas de même partout dans les Royaumes et une mise en garde du Haut Clergé de Reynes pouvait arriver à n’importe quel moment.

— Ayashi Harrakin réagit en guerrier, dit Banh qui sentait le mécontentement du Haut Prêtre. C’est un soldat, il pense aussitôt stratégie militaire.

— En effet, dit Harrakin en souriant. Mais comme il ne s’agit pas d’une guerre, la rébellion est votre problème, Béni d’Arrethas. Tout révolté est un blasphémateur, c’est donc bien aux Liseurs d’Âmes d’intervenir ?

— Oui, dit le Haut Prêtre, d’un ton étrangement neutre. J’ai fait partir une lettre aussitôt que j’ai su la nouvelle. Les Liseurs du Haut Temple de Reynes sont en route… ils étaient près de la frontière quand ils ont reçu mon message. Ils devraient arriver demain, peut-être même dans la soirée, et ils s’occuperont de la question et des condamnations.

— Les Liseurs d’Âmes ? répéta Loniros, inquiet. J’ai parlé de châtiment exemplaire, mais ne m’en tuez pas trop, quand même. J’ai besoin de faire tourner la mine.

— Vous connaissez les règles, soupira le Haut Prêtre. (Une ombre de tristesse passa dans son regard, comme s’il n’appréciait guère ce qu’il allait dire.) Un homme sur dix devra périr sous la torture, cinquante seront décapités pour l’exemple, et les autres marqués au fer du blasphème. Telle est la loi divine.

— Vous plaisantez ? Avec deux cents esclaves de moins, nous prendrons un retard immense sur les livraisons prévues ! Sans compter la désorganisation qui…

— Nous n’allons pas procéder ainsi, dit soudain Marikani.

Quatre regards étonnés se posèrent sur elle.

— Je vais aller à la mine demain, déclara-t-elle avec une certaine lenteur, comme si elle ignorait ce qu’elle allait dire, et qu’elle inventait la solution avec ses paroles. Je vais y aller pour me rendre compte par moi-même de l’ambiance qui règne là-bas. Selon ce que je constaterai, nous laisserons les Liseurs d’Âmes appliquer ou non la punition divine. Peut-être n’est-il pas besoin d’aller si loin…

— Vous n’avez plus le choix, dit le Haut Prêtre. Une fois la procédure déclenchée, il faut aller jusqu’au bout. Ces trois esclaves ont condamné les autres mineurs. Vous n’y pouvez rien.

— Pas s’ils ont agi seuls, protesta Marikani. Les Liseurs d’Âmes n’interviennent qu’en cas de conspiration.

— Comment voulez-vous qu’il n’y ait pas eu conspiration ? Ces esclaves ne sont pas sortis de la mine sans que leurs camarades les aient vus ! s’exclama Loniros, avant de comprendre que sa réaction ne servait pas ses intérêts. Enfin, non, enfin, je veux dire, oui, il est tout à fait possible qu’ils aient agi seuls…

Harrakin lui jeta un regard de mépris qui aurait fait rire son épouse en d’autres circonstances.

— Nous verrons demain, dit simplement celle-ci.

La rumeur que la reine d’Harabec allait se rendre dans les mines traversa la cour comme une traînée de feu. La tentative d’assassinat manquée avait déjà excité les esprits  – il n’y avait rien de mieux qu’un danger évité pour rendre ses couleurs à la vie. Les dames se firent un plaisir de renvoyer leurs filles d’atour aux yeux bleus à la campagne, disant qu’elles ne pouvaient plus leur faire confiance, avec l’intention de faire venir à prix d’or de belles filles libres du sud, auxquelles elles devraient payer salaire, mais dont les massages et le goût des tissus étaient réputés. On raconta de vieilles histoires familiales, des histoires sombres de massacres dans des propriétés perdues, au cours de siècles oubliés, tout en dégustant de délicieux sorbets dont la glace était importée à grands frais des montagnes.

La Danse des Fauves, un bal masqué prévu le soir même, et auquel on avait prédit un succès mitigé, car la demi-sœur de Vashni, qui l’organisait, n’était guère aimée à la cour d’Harabec, fut au contraire un succès. Les manières parfois vulgaires et la couleur un peu trop claire des cheveux de l’hôtesse étaient maintenant le dernier des soucis des courtisans. Tout le monde voulait échanger les nouvelles, voir la lèvre tuméfiée de Marikani, féliciter Harrakin  – si celui-ci daignait passer au bal  – de son héroïsme.

Harrakin ne vint pas, et Marikani les déçut. Au lieu de raconter avec passion la bataille où son époux avait fait preuve d’un courage digne d’un demi-dieu, et de donner des détails croustillants  – on racontait qu’il était nu quand les rebelles avaient fait leur apparition  – elle coupa court à toute conversation sur le sujet, comme si la moindre mention de l’incident l’irritait. Elle refusa aussi de commenter sa future promenade dans la mine, se contentant de parler avec l’ambassadeur de Kiranya de l’arrivée de la future délégation de Salmyre, qui, disait-on, cherchait de l’aide dans la guerre qu’ils menaient contre les barbares du nord… un sujet de conversation qui n’intéressait personne, et les curieux de la soirée en furent pour leurs frais.

Enfin vint le temps de la Danse des Fauves. Elle était donnée en l’honneur de la tigresse Ha, demi-humaine, fille du roi des animaux et d’une princesse mythique du nord, qui représentait l’été et la férocité. Il était de tradition de célébrer la danse au milieu du printemps, alors que la grisaille et les frimas régnaient encore sur les terres, pour faire venir au plus vite les feux étincelant de l’été.

Chacun sortit son masque, tenu par un manche d’ébène et d’or, contrastant avec les habits pourpres et oranges sauvages choisis en l’honneur de la tigresse. La musique rythmée, lourde, comme le pouls des jungles du sud, retentit et les couples commencèrent à évoluer lentement au centre de la salle, mains s’effleurant, pieds tournants, masques se croisant, selon un ballet extrêmement codifié.

Marikani continua à marcher dans la salle, tenant son masque à la main. Elle ne voulait pas danser, et si elle voulait éviter de parler il lui fallait bouger, tourner autour des danseurs, comme si elle voulait admirer la cérémonie. Au moindre arrêt, comme des vautours, les courtisans se jetteraient sur elle, et sa tête lui faisait si mal qu’elle ne se sentait pas la force de prononcer les phrases élégantes, mensongères et joyeuses qu’ils s’attendaient à entendre. Un serviteur passa avec un plateau et elle attrapa un verre de vin parfumé, qu’elle but d’un trait, puis prise d’une soudaine impulsion elle en attrapa un autre, le vida aussi… Levant les yeux, elle croisa le regard amusé de Vashni, une des femmes les plus belles, les plus riches et les plus en vogue de la cour, qui venait d’arriver. Sourire aux lèvres, Vashni traversa la foule comme un bateau fendant les flots, et Marikani, malgré une manœuvre habile, ne put l’éviter.

— Ayashinata, le vin est fort, vous savez. Est-ce l’avidité de vos sujets à vous arracher l’histoire de votre nuit qui vous fait fuir ainsi la réalité ?

Même si elle ne pouvait, bien sûr, comprendre ce qui se jouait dans l’âme de Marikani, Vashni avait le don de toucher juste. Sous le regard trop perçant de son amie, Marikani se sentit soudain nue. Décidément, elle n’avait pas envie de converser, et surtout pas avec quelqu’un d’intelligent.

— Je réfléchis à mes réunions de demain, dit-elle avec un signe de tête bref. Je crois que j’ai besoin d’un peu de solitude.

— Je ne sais si c’est ici que vous la trouverez, commenta Vashni en riant, mais elle comprit le message et après un petit salut amusé, elle se joignit à un autre groupe.

Marikani se remit à marcher, attrapa un nouveau verre de vin, continuant à tourner autour des danseurs. La musique martelait, les courtisans tournoyaient, les masques ricanaient, dans une envolée de couleurs chaudes et de tissus chatoyants, tandis que flottait au-dessus des groupes qu’elle croisait des lambeaux de conversations épars.

… et la réduction des taxes sur les céréales dans les sept cités libres n’est pas si grande si on considère…

… bleue, ma chère, sa robe bleu pur, d’un mauvais goût impitoyable…

… « Et d’Harabec viendra une grande flamme, et cette flamme embrasera les Royaumes… » Si les augures sont vrais, alors…

Marikani s’immobilisa un instant, sourcils froncés. Elle connaissait la prédiction par cœur, bien sûr, celle-ci faisait partie de l’histoire d’Harabec. Les présages et les sacrifices annonçaient sa réalisation pour bientôt, peut-être même sous son règne… Ce dont Marikani se moquait bien. Elle ne croyait ni aux prédictions, ni aux présages, mais elle n’appréciait pas la manière dont les rumeurs croissaient dans la population, et même chez les nobles, sur un « désastre » à venir. L’inquiétude n’était jamais bonne pour le commerce.

Le mot « commerce » lui fit penser aux exportations, et les exportations à la mine… Le plateau passa, et sans savoir comment elle se retrouva avec un nouveau verre de vin dans les mains, et sans savoir pourquoi elle le but, puis se remit à tourner comme une lionne marquant son territoire…

… les meilleures pâtisseries que j’aie jamais mangées, par contre, leur vin…

… et son époux ne s’en est pas offusqué non plus, en fait, je me suis laissée dire qu’ils étaient très amis…

… trois esclaves, trois, et il les a laissés morts sur le parquet…

… devraient arriver avant minuit. Banh leur a fait préparer des appartements, mais Laosimba veut passer jugement sur les mineurs avant de se reposer. La délégation…

Laosimba. La délégation religieuse. Les Liseurs d’Âmes. Ainsi, ils arrivaient encore plus vite que le Haut Prêtre ne l’avait prévu. Sentant qu’elle ne pouvait continuer à tourner ainsi sans être ridicule, Marikani se mêla à la danse, levant devant son visage le masque de la tigresse à la fourrure violette et aux yeux bleus qu’elle avait choisi avant de venir.

Trois pas à gauche, prendre la main de l’ambassadeur de Kiranya, reconnaissable par sa corpulence malgré son masque de lion, tourner, trois pas à droite, saluer, un pas en avant, un pas en arrière…

Les Liseurs d’Âmes. Ils allaient frapper ce soir. Le cœur serré, Marikani continua la danse. Cela voulait dire que sa visite à la mine, le lendemain, serait inutile ; Laosimba aurait déjà pris sa décision. Trop tard, trois pas à gauche, donner la main à un lion ricanant à la silhouette élégante, tourner, trois pas à droite, oui, trop tard, elle ne pourrait plus rien faire…

… soudain une souffrance brutale lui tordit le ventre et elle se plia en deux de douleur, tandis qu’un cri résonnait dans son esprit. Un cri, des voix, des voix qui hurlaient au secours, les voix des esclaves de la mine qui ne savaient pas encore qu’ils allaient être assassinés… Marikani se redressa tandis que tous s’affairaient autour d’elle, la soutenant, l’éventant.

— Je vais bien, je vais bien, dit-elle. Reprenez la danse.

Elle traversa la piste, mue par un terrible sentiment d’urgence. Bien sûr, son malaise était dû au vin, et à la tension et la fatigue de la journée, mais… mais il était encore temps. Si les Liseurs d’Âmes n’arrivaient que dans deux heures…

Elle vit Vashni se rapprocher, lui prit le bras et l’entraîna dans un coin.

— Va chercher le Haut Prêtre, dit-elle. Je vais à la mine tout de suite, seule, discrètement. Je voudrais que nous évaluions la situation et que le Haut Prêtre prenne sa décision avant l’arrivée des Liseurs d’Âmes.

— Ce soir ? répéta Vashni après avoir jeté un coup d’œil autour d’elle pour voir si on ne les écoutait pas. Maintenant ? Toute seule avec le Haut Prêtre ? Ce n’est guère convenable.

Marikani étouffa un soupir d’exaspération et après un nouveau regard amusé, Vashni se dirigea vers la porte.

La flamme d'Harabec
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